A Paris, Gibert Joseph s’apprête à licencier massivement

La fermeture de quatre magasins du groupe situés sur la place Saint-Michel va entraîner la suppression de 71 emplois.

Place Saint-Michel, à Paris, quatre librairies estampillées Gibert Jeune vont fermer. Seules deux autres, au numéro 27 et au 23 du quai Saint-Michel, resteront ouvertes. Le magasin du numéro 27 continuera à vendre des livres, car il a bénéficié d’une préemption, puis d’un achat, le 8 décembre 2020, de la Ville de Paris, à travers la société d’économie mixte Semaest.

Olivia Polski, adjointe au maire chargée du commerce, de l’artisanat, des professions libérales et des métiers d’art et de mode, confirme au Monde : « Notre objectif est le maintien d’un commerce culturel, et nous souhaitons garder une librairie Gibert à cet endroit. » Elle précise que « la Ville de Paris a, depuis 2007, accompagné 45 librairies grâce à la Semaest ». Les négociations pour préempter également celle du numéro 23 ont achoppé, puisqu’elle n’est pas à vendre.

En 1929, le groupe avait été scindé entre Gibert Jeune et Gibert Joseph par deux frères soucieux d’indépendance. En 2017, le second a repris le premier, alors en redressement judiciaire. Pour mieux l’absorber. Un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) a été officialisé le 4 décembre 2020, et porte sur 80 licenciements. Grâce à la préemption de la mairie, neuf seraient conservés au 27, quai Saint-Michel, ramenant à 71 les suppressions de postes.

Sort incertain

D’un âge moyen élevé, ces salariés peineront à retrouver un emploi. Les négociations avec les syndicats, avant la consultation du personnel lors du comité social et économique (CSE) du 22 février, concernent les mesures de reclassement, d’accompagnement, de formation et d’indemnités de départ, qui sembleraient plutôt avantageuses. Si la direction se refuse à tout commentaire, il semblerait qu’elle espère boucler l’opération fin mars. Alors que l’état-major de Gibert avait annoncé, au printemps 2020, son intention de redéployer à Paris et dans la petite couronne des structures plus petites employant trois ou quatre libraires, cette stratégie reste à l’état embryonnaire. « Ce qui est concret, ce sont les fermetures ! », ironise un salarié.Article réservé à nos abonnés Lire aussi  Gibert Joseph vient au secours de Gibert Jeune

Le sort du Gibert Jeune situé boulevard Saint-Denis, à Paris, non inclus dans le PSE, semble, lui, incertain. Renny Aupetit, cofondateur du réseau Librest – qui rassemble treize librairies du Grand Paris –, avait proposé, en décembre 2019, de le rénover et de le transformer en coopérative. Son projet, évalué à 2,5 millions d’euros – dont 1,5 million d’euros destiné à la rénovation de ce lieu de 600 m2 sur quatre étages –, avait été bien accueilli par les 20 salariés.

« J’avais dit aux dirigeants de Gibert : si vous n’investissez pas dans ce magasin, vendez-le moi ! », explique Renny Aupetit. « Ils étaient d’accord, mais la pandémie a retardé de deux mois le bouclage financier, souligne-t-il. Je pouvais apporter 80 % de la somme, grâce à sept sources de financement, des banques, la région, la Ville de Paris, l’Association de développement de la librairie de création [Adelc]… mais le Centre national du livre a décalé l’examen de ma demande de subvention de novembre à janvier. »

Selon M. Aupetit, la direction de Gibert Joseph a pris ce prétexte pour se rétracter et reprendre la main sur ce magasin. L’acquéreur évincé redoute que Gibert ne conserve qu’un seul étage et procède à de nouveaux licenciements. La direction aurait démenti cette hypothèse. La Ville de Paris, prête à investir 25 000 euros dans le projet de M. Aupetit, « suit le sort de cette librairie de près, bien que la société foncière et financière Levitan, propriétaire des murs, ne souhaite pas vendre ».

« Phase de démantèlement »

M. Aupetit critique la gestion de Gibert Joseph, qui « n’a pas réussi à entrer dans le XXIe siècle. Faute de travaux, les magasins ont souffert d’un déficit de modernité ». Il ajoute : « La famille héritière vit davantage de ses revenus immobiliers que de ceux de la librairie. » Rémy Frey, délégué CGT de Gibert Joseph et membre du CSE, partage cette analyse. « On entre dans une phase de démantèlement du groupe, puisque les dirigeants ferment les magasins avant le renouvellement des baux commerciaux. Les choses se délitent petit à petit », dit-il.

Trois librairies ont déjà été mises en liquidation en 2020 – à Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire), Aubergenville (Yvelines) et Clermont-Ferrand –, supprimant ainsi une trentaine d’emplois. Place Saint-Michel, les héritiers de Gibert ont déjà cédé, au printemps 2020, une partie des murs à une société foncière qui a immédiatement voulu augmenter les loyers. Selon M. Frey, l’indemnité d’éviction donnée en raison d’un départ anticipé, avant la fin du bail, permet à la famille de financer le PSE. « Cette bonne opération pour les héritiers est désastreuse pour la librairie », dit-il.Lire aussi  Trois librairies Gibert Joseph placées en liquidation judiciaire

A ses yeux, la situation comptable ne justifie pas la fermeture des magasins. Avec un chiffre d’affaires de 32,1 millions d’euros dans le livre en 2019, la librairie du boulevard Saint-Michel (Paris), navire amiral de Gibert Joseph, reste en tête des librairies françaises en volume d’affaires, selon le classement 2020 de Livres Hebdo. Et Gibert Jeune rive gauche, la plus importante de la place Saint-Michel, arrive en cinquième place, avec 12,8 millions d’euros de chiffre d’affaires (− 9 % par rapport à 2018). Déficitaire depuis plusieurs années, le groupe Gibert Joseph – constitué d’une galaxie de sociétés familiales – aurait réalisé l’an dernier un chiffre d’affaires total de 115 millions d’euros, en baisse, dont 16 millions d’euros grâce aux ventes en ligne. Et les pertes avoisineraient 5 millions d’euros.

Nicole Vulser